Ras-le-bol et vent de liberté | La grande traversée des camionneurs

Isabelle Naessens

26 janvier 2022

7 minutes

Au Québec, la résistance des soignants a fait tomber leur obligation vaccinale. Aujourd’hui, camionneurs et patrons d’entreprises de camionnage leur emboîtent le pas. D’ouest en est, et même venant du sud, le plus long convoi du monde, selon le Record Guinness, se dirige vers la capitale nationale, dans le but de faire lever les restrictions concernant l’application du passeport sanitaire. Ce combat est déjà plus grand qu’eux. Au fur et à mesure, d’autres se greffent au mouvement : restaurateurs, petits commerçants, propriétaires de salles de sport, secteur de la construction et d’autres. Nous avons rejoint les organisateurs du Freedom Convoy 2022, et certains regroupements, ainsi que le porte-parole national de la Fédération Canadienne des Entreprises Indépendantes (FCEI) pour prendre le pouls d’une situation qui ébranle le pays, et fait jaser à l’extérieur de nos frontières.

Plusieurs sont en train de supprimer les restrictions sanitaires : l’Angleterre, la Norvège, le Danemark, l’Allemagne, et l’Espagne, pour ne nommer que ceux-ci. Les récentes manifestations aux Pays-Bas, en Belgique ou encore en Suède, sont le témoin d’un bateau ivre qui tangue et qui prend l’eau. Incohérences, divisions, lassitude. Partout, c’est la levée des masques et des boucliers. Le moment semble historique. Le Royaume-Uni choisit de vivre avec le virus : fin du port du masque obligatoire, suppression du pass sanitaire, fin du télétravail. En Allemagne, la loi d’urgence est abrogée, l’obligation de vaccination, écartée : « toute restriction Covid est nulle et non avenue ». En Espagne, le premier ministre Pedro Sanchez a décrété le 10 janvier 2022 : « Je dis NON à la malveillance d’État » : terminés les tests massifs, les contacts tracés, le masque et l’isolement. Aux États-Unis, la semaine dernière, la Cour Suprême vient de casser l’obligation vaccinale pour les entreprises de plus de cent employés.

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Pendant ce temps, le Canada et le Québec maintiennent les mesures, alors même que nous sommes parmi les plus vaccinés au monde. Dans la province, le couvre-feu et le confinement, réinstaurés la veille du jour de l’An, viennent à peine de tomber ; les cafés, bars et restaurants ouvriront en deux phases le 31 janvier et le 7 février, limités à 50 % de leur capacité ; les salles de sport restent fermées, celles de spectacle rouvriront le 9 février ; le passeport vaccinal est obligatoire pour tout accès aux commerces de plus de 1500 mètres carrés. Le gouvernement Legault a même lancé une stratégie pour convaincre les derniers 8 % à se faire vacciner, après avoir parlé d’une contribution santé pour les taxer davantage. 

« Les mesures n’ont jamais aidé les PME »

« L’immense majorité des PME ont respecté les mesures sanitaires imposées, confirme M. Jasmin Guénette, vice-président aux affaires nationales de la FCEI. Ceci dit, les mesures n’ont jamais aidé les PME, limitées dans leur capacité à servir les clients et à répondre à leurs besoins. Aujourd’hui, 70 % de celles-ci n’ont pas encore atteint un revenu normal et plusieurs sont endettées. Tout le monde est fatigué. Le deux semaines d’arrêt décrété en mars 2020 s’est transformé en deux années ».

Même son de cloche du côté du Conseil québécois du commerce de détail qui s’oppose au passeport vaccinal dans les commerces non essentiels : « Les membres du CQCD ont respecté les nombreuses mesures déjà en place actuellement pour contrôler la pandémie, soit le port du masque, la réduction du nombre de personnes en magasin, et la fermeture pour trois dimanches pendant le mois de janvier, peut-on lire dans un communiqué de presse en date du 6 janvier. Force est d’admettre que les PME sont parmi les grandes perdantes ».

  

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Perturbation de l’approvisionnement annoncée

Pour plusieurs, les mesures ont assez duré. La manifestation prévue des camionneurs causera sans nulle doute d’autres ruptures de stock dans les magasins, comme celles des équipements de protection sanitaire, des accessoires de piscine, de sport, des matériaux de construction et de l’électronique que nous avons connues. Qui faudra-t-il pointer du doigt devant les étagères vides ? Il faut savoir que « la pandémie a amené les enjeux des chaînes d’approvisionnement à un autre niveau, selon M. Guénette. Avant 2020, il y avait, dans certains secteurs, des retards occasionnels ; aujourd’hui, c’est devenu un problème structurel. Les mesures qui touchent les camionneurs ne vont qu’aggraver ce que la pandémie a déjà créé ». 

« On ne s’aide pas avec l’arrêt du commerce entre les frontières. Les économies du Canada et des États-Unis sont intégrées. Les produits se promènent d’un bord et de l’autre de la frontière durant les différentes étapes de production. Et pour les PME, le marché principal pour l’ouverture à l’international, c’est d’abord les États-Unis. Ce n’est pas pour rien que les camionneurs étaient considérés comme des travailleurs essentiels », estime M. Guénette.

La cinquième vague : les camionneurs déferlent sur Ottawa

Le passeport vaccinal, un outil clé pour maintenir l’économie du Canada selon le premier ministre fédéral Justin Trudeau, est plutôt considéré comme un outil de contrôle discriminatoire et incohérent par les camionneurs, qui restent d’ailleurs dans leur cabine pendant les livraisons. L’Alliance canadienne du camionnage a pourtant indiqué qu’au moins 85 % des conducteurs étaient entièrement vaccinés. Les autres ne peuvent plus passer la frontière, ni d’un côté, ni de l’autre, depuis le 15 janvier, ni même entre les provinces (puisque quatre sur douze requièrent le passeport vaccinal), à moins de subir une quarantaine de quatorze jours. 

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Cette obligation, associée à une pénurie de camionneurs, allait déjà créer une pénurie sur nos tablettes. Ce que les camionneurs considèrent comme un empiètement du gouvernement sur les libertés fondamentales est la goutte de trop qui a fait déborder le vase.

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Le Freedom Convoy 2022 n’est pas une manifestation comme une autre : elle a déjà démarré et elle est gigantesque, de 30 000 à 70 000 camions sont attendus, associés avec des milliers de camionneurs américains. Le convoi de l’Ouest du Canada dépasse déjà les 100 kilomètres, celui de l’Ontario, 30 km, et des provinces de l’Atlantique également. Pour financer la traversée, une campagne de sociofinancement a amassé plus de cinq millions de dollars jusqu’à maintenant, du jamais vu. Il s’agit pour le pays, d’un mouvement majeur pour montrer au gouvernement fédéral qu’il y a une limite. Joanie Pelchat, responsable de la section Québec, a dit : « L’objectif, c’est la liberté de choisir pour chaque citoyen. Le convoi n’est pas anti-vaccination, mais les restrictions qui pénalisent tout le monde ont assez duré. Les camionneurs se battent pour nos droits et libertés à tous ».

Des commerces et des professions sortent du rang 

Peu à peu, plusieurs rejoignent ce grand mouvement solidaire et pacifique. De nombreux groupes se forment en marge des associations et fédérations officielles. « On ne peut pas se fier aux centrales syndicales, il faut se regrouper nous-mêmes », affirme un des 112 000 membres de Spotted Construction, créé pour l’occasion. « On lance le mouvement entre nous. Beaucoup n’osent pas parler », indique un des groupes de restaurateurs. Un discours de peur a été instauré et plusieurs ont répondu aux demandes d’entrevues de manière anonyme. 

Certains appuient le mouvement en prêtant main forte, comme l’entreprise Douville Mécanique, qui offre ses services pour réparer les camions gratuitement s’ils brisent en chemin. Des restaurateurs, comme Oli, ouvriront leurs portes à tous les camionneurs qui passent devant, sans discrimination. Des citoyens, par milliers, sont amassés sur les viaducs pour les soutenir et les remercier. Une grande vague d’amour se soulève. Est-ce l’ultime vague ?

Le passeport vaccinal ne passe pas pour bien des entreprises et des commerces. Ces jours-ci, on a entendu parler des quincailleries et de Renaud Bray. Certains trouvent du courage, ragaillardis par l’ampleur de l’événement. D’autres avaient déjà décidé de faire fi des mesures et d’ouvrir leurs portes le 30 janvier sans demander de code QR, peu importe les restrictions auxquelles ils sont soumis. Plusieurs plaident pour la survie de la culture, de la restauration, du tourisme, des studios de sport et de notre santé mentale à tous. Quoi qu’il en soit, le convoi est en route! Le momentum est là. Plusieurs individus et entreprises à bout de souffle choisissent de le rejoindre.

À propos de l'auteur(e)

Isabelle Naessens

À propos de Isabelle Naessens

Rédactrice, analyste, critique, Isabelle Naessens est une femme réfléchie, engagée et versatile qui a œuvré en relations internationales avant de se tourner vers la communication. Stratège relationnelle créative, elle se joint à l’équipe de Henkel Média en tant que rédactrice principale et créatrice de contenus.