Des grappes de pleurotes sortent leurs têtes farouches de trous percés sur les parois de seaux de plastique blancs empilés dans un entrepôt d’Hochelaga-Maisonneuve. Une drôle de vision, qui est pourtant celle qu’ont longtemps caressée deux jeunes entrepreneures. Écologistes de coeur, elles ont relevé de nombreux défis pour faire de Blanc de gris la championne des champignons frais en ville !
Installée dans un entrepôt en plein cœur de Montréal, Blanc de gris est la première champignonnière urbaine commerciale. L’idée ? Fournir, en ville, une alimentation de proximité, saine, fraîche et durable. Comment ? En revalorisant les déchets alimentaires des cafés et brasseries du coin pour cultiver des champignons dans des seaux ! C’était ça le grand projet fou de Dominique Lynch-Gauthier et Lysiane Roy Maheu, des amies du secondaire retrouvées au détour d’un projet commun, porteur de changements. « Ce qui nous a interpellées, ce qui a vraiment été le déclencheur, c’est la conscience environnementale. Le désir de faire quelque chose de vraiment utile. On voulait monter une entreprise, faire quelque chose de concret, avoir un impact dans l’écosystème », se souvient Dominique, les yeux brillants. Au cœur de cette association, la raison d’être de l’entreprise : être un acteur de changement positif, innover en agriculture urbaine et apporter des solutions environnementales concrètes à l’échelle locale.

Une économie circulaire bénéfique à tous
Plusieurs restaurateurs du quartier Hochelaga-Maisonneuve ont profité du projet d’affaires de Blanc de gris, lancé en 2015. C’est que les deux entrepreneures tenaient avant tout à contribuer à l’économie circulaire. En mariant leurs compétences, l’une en environnement et en innovation agricole, et l’autre dans la restauration, elles sont parvenues à développer un circuit alimentaire de proximité, écologique et solidaire. « Les champignons ont la faculté de décomposer la matière et de rendre accessibles les nutriments à nouveau. C’est idéal pour travailler dans un circuit en boucle fermée , assure Dominique, cofondatrice. Lysiane, elle, n’aimait même pas les champignons au départ! Mais elle connaissait le milieu de la restauration, et elle a su le pénétrer ». Ensemble, elles ont résolu le problème des résidus de nourriture dont les restaurateurs cherchaient à se débarrasser. Une opportunité de créer un échange de services profitable. Marc de café, copeaux de bois, drêche de bière : les agricultrices urbaines les récupèrent gratuitement. Elles voient ces déchets comme des ressources. La revalorisation des résidus alimentaires est au cœur de leur production de champignons.

Persévérer pour relever les défis de production
Travailler avec du vivant, et notamment avec des substrats non traditionnels est un pari instable. Depuis sa cave, Dominique a d’abord fait des tests à petite échelle pendant plus d’un an. Plus d’une fois, l’entrepôt a été envahi de mauvaises moisissures. « Il a fallu tout jeter, aseptiser et repartir de zéro », partage celle qui n’a pas baissé les bras. « Le problème, c’est qu’on ne sait pas d’avance si le substrat de résidus alimentaires est contaminé. La pasteurisation n’élimine pas forcément les spores de moisissures dont on ne veut pas. Alors, c’est la course aux bons champignons! », avoue l’experte, avant de rajouter, dans l’élan d’optimisme qui la caractérise : « on a eu une dizaine d’échecs. Chaque fois, on était découragées, puis on trouvait quelque chose qui avait bien fonctionné, un indice. Alors on recommençait ». La persévérance a porté fruit.
Une qualité qui mène loin
Pendant ce temps-là, Lysiane n’hésitait pas à pousser la porte des cuisines pour présenter le miracle des pleurotes du quartier. « Les chefs, habitués à leurs champignons de Pologne ou de Chine, ou même d’Ontario et de Colombie-Britannique, n’avaient jamais vu des pleurotes aussi frais, fermes et charnus! ». Les champignons, qui sont un produit fragile et périssable de nature, sont d’excellents candidats dans la production urbaine de proximité, avec le but d’être consommés rapidement dans un rayon de 10 km. Cultivés sans pesticide ni produit de synthèse, les pleurotes urbains de Blanc de gris sont disponibles localement à l’année. Les restaurateurs sont prêts à payer deux fois plus cher pour les mettre au menu. Le temps venu, certains n’ont pas hésité à pré-payer leurs commandes. « C’est arrivé qu’on n’ait plus de marge de manœuvre pour payer le loyer. C’est grâce à nos clients qu’on s’est relevé », se réjouissent-elles.
Se réorienter vers le B2C
La crise sanitaire est venue couper l’herbe sous le pied pour tous les acteurs de la restauration. Une fois de plus, Dominique et Lysiane ont fait face à un défi de taille. Elles ne pouvaient plus compter sur leurs clients, eux aussi mis en échec. « On a dû mettre à pied deux employés. On n‘avait pas de fonds de roulement et on a réalisé qu’on était dépendantes à 95% d’un seul secteur ». Les associées ont dû réorienter la cible de leur projet d’affaires, ainsi que le rôle et les engagements de chacune. « On ne peut pas laisser tomber après avoir surmonté autant d’obstacles ». Les entrepreneures se sont retroussé les manches et sont parties à la conquête d’autres segments du marché : le grand public, par l’entremise des épiceries fines locales, des abonnements de paniers et de la vente en direct aux particuliers. Le Conseil des Industries Bioalimentaires de l’Île de Montréal (CIBIM), PME Montréal et l’École des entrepreneurs du Québec leur ont permis de mieux s’outiller, notamment en vue d’un site transactionnel.

C’est notre force de savoir bien s’entourer. – Lysiane Roy Maheu
Lysiane n’a pas hésité à se réorienter aussi: « Approcher un gérant d’épicerie par la grande porte, ce n’est pas la même chose que passer par la porte arrière des cuisines ! ». Il y a aussi le défi de la conservation en épicerie, qui les amène à repenser la transformation de leur produit, au-delà de la simple déshydratation. Qu’à cela ne tienne, elles poursuivent leurs efforts de pourparlers, notamment avec une microbrasserie pour annexer leur local et créer de nouvelles synergies. Elles sont aussi en discussion avec un de leur chef client pour créer des recettes de pleurotes marinés. Optimistes, frondeuses, Dominique et Lysiane ne se laissent pas impressionner et parlent déjà d’expansion de leur modèle d’affaires à d’autres villes.